Un geste avec la mer


Virginie Gautier
7 janvier 2020 - baie de Douarnenez

Le brouillard est dense. La mer a la couleur indistincte du nuage. Nous n'en apercevons que l'écume lorsqu'avec Cécile Borne nous descendons pour une partie de pêche vers une anse qu'elle affectionne. C'est une pêche particulière. Elle n'est pas de poissons mais de tissus, de menus objets, de débris déposés dans ces replis de la côte où les courants les amassent. C'est une pêche qui est aussi une promenade, un entretien renouvelé avec les lieux qui lui sont chers.
Nous arpentons la grève, scrutant les algues. L'œil particulièrement affûté de Cécile reconnaît dans tel résidu synthétique ou plastique une manche, un reste de gant, un leurre, la poche poitrine d'une blouse.
Cette semelle à ajouter à sa collection de pas.
Cette étiquette barrée au stylo d'une croix, signe de l'affectation d'un vêtement de travail en chiffon.
Car ce qu'elle ramasse ce sont des bribes d'histoires. Des lambeaux qu'elle déchiffre au fur et à mesure. Les envisageant un à un. Elle fait un premier rinçage à même la plage dans une source d'eau douce qui coule sur les galets. Ces fragments, il y a différents moments pour les voir, précise-t-elle, de nouveaux détails apparaîtront encore au séchage.
                La brume a fini par se lever. Nous rentrons par la route côtière, rassasiées de ce moment passé avec la mer mais aussi étrangement emplies d'une sensation de foule, comme si nous avions côtoyé les inconnus auxquels ont appartenu ces vestiges.

Parce qu'on se demande toujours de quelles fréquentations et par quelles attentions extrêmes s'origine, dans toute œuvre plastique, ce dialogue amoureux avec un matériau (son touché, ses formes, ses couleurs), il fallait au moins accompagner Cécile Borne dans cette baie qu'elle fréquente au quotidien. Observer comment elle prélève au sol des débris que la mer a transporté. Et comment, bien avant le geste, ces simples éléments de sol, de mer, de débris, sont eux-mêmes lestés d'une charge sensible qui ouvre un passage vers son travail et, en cela, font événement.
                Événement, l'endroit de la laisse de mer où se dessine à la fois la limite en forme de bandeau de la marée, la trace figée du mouvement de l'eau et les restes abandonnés sur le sable : des algues, de la matière organique, des os, des coquillages, des débris de l'activité humaine. Tout ce qui par l'océan et les courants a voyagé. Qui fut fluide et flottant, roulé, fouetté. Qui repose maintenant inerte et à demi enfoui, usé par le travail du temps et de l'eau, de l'abrasion des roches et de la lumière.
                Les débris que Cécile Borne recherche, ce sont d'abord des tissus, des chiffons extirpés de la matière meuble du sable, des amas d'algues. Ce sont aussi des morceaux de cordages, de casiers, des plastiques exposés aux regards.

                Tirer du sol son matériau c'est beaucoup dire de l'attachement au paysage. Mais un paysage qui serait plus qu'un territoire géographique et délimité — un paysage comme milieu, comme atmosphère qui nous constitue, espace vivant dans lequel sont tissés nos gestes et où se noue, bien plus qu'il nous est possible de le réaliser, notre relation au monde. Le milieu atmosphérique de Cécile Borne est donc maritime. Il est l'événement d'un flux et d'un reflux toujours identique et toujours changeant, qui charrie sans les distinguer ses dons, offrandes ou rebuts. Il offre un horizon et opère des rapprochements. Déroule une cartographie sensible qui parle à la fois de l'espace intime de telle anse, de telle plage d'enfance, et des continents lointains que les mers relient, en nous déposant à portée de main ce qui vient d'ailleurs, du grand large.
                De baie en baie, travailler sur le littoral, sur cette bordure, s'est donc exercer un geste foncièrement nomade. Se sentir sur toutes les côtes comme en son lieu, trouver partout son matériau. Le geste artistique de Cécile Borne commence là, pourvu qu'il y ait un rivage, une mer. Elle arpente et creuse, comme une archéologue des surfaces, à l'écoute d'un temps sédimenté certes mais nullement lointain. Un temps qui offre juste la distance nécessaire à ce prélèvement, à la mise en œuvre des traces de notre époque.

                Et l'on reconnaît, dans le geste comme dans le matériau, quelque chose d'un art qui s'est fait pauvre par réaction. Arte povera, qui échappe à un système et trouve sa raison d'être hors d'une logique de production d'objets. Car les œuvres réalisées sont d'abord l'aboutissement d'un processus qui passe par un entretien quotidien avec le paysage, mais aussi par l'expérience d'une solitude, d'une marche. Il réactive un geste ancien de ramassage, entre glanage et récolte — ou encore ce droit de bris bien connu des populations littorales et qui donnait autrefois l'autorisation de récupérer ce qui allait se briser sur la côte. Les œuvres sont donc issues d'une attention particulière à ce matériau pauvre, rejeté, souillé, insignifiant. Un matériau revalorisé précisément par cette attention, et qui trouve son sens dans la façon dont il est mis en œuvre et donné à voir.

                Nous l'avons dit, il y a quelque chose de l'archéologie dans cette façon d'observer les traces, de prélever et de reconstituer une forme picturale ou sculpturale à partir de vestiges dont l'origine et l'usage nous échappent, à nous qui sommes novices et ne savons pas les voir. En agençant ces fragments, Cécile Borne fabrique du sens. Elle construit des assemblages qui sont comme des complicités entre les morceaux trouvés, des parentés d'usages et de formes, des parentés de couleurs. Ce faisant, elle esquisse des bribes de récits intimes, ou compose les éléments d'un grand récit ethnographique. Et de fait, quand il est de plastique, le matériau nous place plutôt à une échelle sociétale: celle de nos pratiques collectives et de nos systèmes économiques, tandis que quand il est de tissu, il nous ouvre l'échelle plus intime des corps.

Vêtements de travail, cirés de pêcheurs, cotons domestiques dont ils font leurs chiffons. Anciennes chemises, cols, boutonnières, casquettes, blouses, tricots de corps, mouchoirs, fragment de bâches ou de banderole...
Sur les côtes de l'Atlantique les tissus trouvés renvoient essentiellement à l'activité des ouvriers de la mer. Ils sont lessivés par les marées, altérés d'une façon qui n'est pas celle de la Méditerranée au bord de laquelle les tissus sont plus enfouis et moins rongés, davantage corrodés par le soleil. C'est donc à une étude des ruines que Cécile Borne se livre, exposant leurs différentes qualités, en plis, en incrustations, en franges, en déchirures, en dentelles involontaires qui rejoignent parfois le motif de l'algue — ce lent travail d'usure dont ne bénéficie pas le plastique.
                Ainsi révélés les tissus offrent une image vraie du temps. Car le geste de dépliement qui vient après la collecte n'est pas étranger à celui du photographe révélant par contact ou par insolation l'empreinte d'un espace extérieur. Dans le travail de Cécile Borne, c'est cette mise à plat, ce repassage des tissus qui, comme un développement, fait apparaître l'empreinte du temps — cette façon de sculpture, un morcellement aléatoire et délicat dû à la brûlure de la lumière, au pétrissage de la marée, à la lacération des roches.
Le tissu est ainsi devenu cette zone de contact, une pellicule sensible dont l'artiste montre l'empreinte en l'état. En un état qu'elle affirme, exposant la plasticité de la ruine, son esthétique puissante qui découle d'un équilibre entre la forme et l'informe, dans le moment figé de sa disparition, c'est-à-dire entre l'objet qu'il fut (son usage, sa proximité d'un corps, d'une peau) et la matière qu'il cessera d'être quand, comme nous-mêmes, il aura fait son temps.
                Aussi, de la pointe bretonne aux rivages portugais, de l'Italie au sud Tunisien, ou à la Turquie, les « Carnets de bord » mettent en œuvre des fragments malaxés puis restitués par le milieu océanique et sa temporalité de forme de flux. Et, dans le respect de leurs trajectoires invisibles, Cécile Borne les agence par lieux, par jour de collecte, construisant peu à peu une suite plastique qui apparaît comme une sorte d'atlas. Un atlas dans lequel les chiffons, les tissus deviennent des cartes. Celles des voyages de l'artiste mais aussi les relevés topographiques d'autres trajectoires erratiques. Nos géographies humaines.

                Mais, par fidélité au rivage, Cécile Borne ne pouvait pas continuer d'ignorer — c'est elle qui le dit — ce qui, non enfoui et plus vif, happait constamment son regard. Les plastiques, sangles, cordages, filets, poches à huîtres, casiers, bouteilles, bouchons et objets divers venus des chalutiers et des cargos croisant au large, ou abandonnés sur les plages, ou encore charriés par les fleuves qui traversent nos villes, et dont nous sommes tous les usagers déraisonnables, sont ainsi venus compléter le vocabulaire de l'artiste. En lui imposant toutefois un déplacement conséquent. Car l'impossibilité de conférer au plastique une dimension sensible, tout comme son incorruptibilité, qui est l'exact contraire de l'esthétique de la ruine mise en œuvre avec les tissus, l'ont amenée à forger une autre approche.
Aussi, pour dialoguer avec ce nouveau matériau, Cécile Borne invente une fiction plastique qui joue sur la polysémie du mot lui-même. Où ce plastique, originellement associé au modelage et à l'art de créer des formes est en même temps la matière chimique issue d'assemblages complexes non dégradables. Par le récit, l'artiste trouve son mode d'intervention, qui n'est plus une mise à plat mais une mise en espace, en situation. Elle raconte d'une façon cette fois presque ethnologique nos liens avec ce matériau qui façonne tous nos usages. Et propose ainsi d'appréhender un certain “territoire du plastique” comme s'il était celui d'une civilisation ancienne, ou lointaine, ou même suspecte. Et pourtant nôtre.
Tissant, nouant ou tirebouchonnant — cette dernière opération appliquée aux cordages en nylon, Cécile Borne l'appelle littéralement rétrécir l'âme. Il est alors tentant de l'imaginer en chamane occupée à entretenir les mythes et les rituels du 7ème continent. Un vaudou qui prend nos vieux réflexes d'exotisme à revers. Et dont Cécile Borne éclaire pour nous, avec sérieux car l'heure est grave, mais aussi avec l'humour du décalage, la culture — ou peut-être faudrait-il dire le culte — d'un dieu plastique.

Virginie Gautier


Éric Prémel

Cécile Borne, est une enfant de la mer; son bruit  inlassable et sa beauté-linceul, ne peuvent qu'abreuver la mémoire de qui a grandit devant.  
Et voilà qu'une part de la personnalité de Cécile Borne s'est forgée là.
A l'endroit où la terre des hommes s'achève, dans le Finistère, là où s'échoue le rêve humain.  
Parce que c'est sur l'échouage que le regard de l'enfant, puis de l'adulte, enfin de l?artiste, s'est posé, s'est aguerri, a aiguisé ses visions. 
Les plages et les grèves ont été les premiers territoires de prédilection de Cécile Borne, pour constituer son oeuvre et fabriquer sa langue, le premier geste de son travail reposant sur la récupération de ce qui s'est échoué. Or ce qui s'est échoué, et s'échoue encore, tient dans cette formule :  l'abandon par les humains de ce qu'ils considèrent un jour comme n'ayant pas/plus de valeur, de sens, de sang, de lien, d'usage, qu'ils jettent, oublient, laissent choir.
C'est  de l'autre côté de cet abandon, que Cécile s'est mise à pêcher les rejets de l'Homme. 
Une  pêche de chutes : les chutes de tissus, de vêtements, de toiles, de matières  laissées pour compte. 
Des chutes d'histoires, si l'on considère enfin que la matière porte en elle un récit et une mémoire !
Elle s'est donc mise à hériter. S'approprier. Elle a fait refuge. 
Du geste de ramasser, de marcher, est née la construction de son travail, du travail une  langue s'est forgée, de la langue une recherche s'est développée, de la recherche une oeuvre a été modelée, patiente, répétitive et dissemblable. 
Le plus souvent les choses collectées sont trouvées à terre.
Elles gisent (sont-elles déchues ?).
Le premier mouvement de Cécile est de les extraire de cet abandon. De les relever.
Tombées en disgrâce, ou jetées par-dessus bord, par une fenêtre, dans une cours, sur une ruelle, peu importe, les choses « parlent », et Cécile peigne le sol, la terre, le sable, le carrelage ou l'asphalte pour s'en saisir.
Ce que l'on trouve au détour d'une rue abandonné dans l'ornière ou la rigole, le caniveau, doit forcément manquer quelque part ? A qui ? Manquer à quoi ?
Voilà le pays sans frontière où elle opère : celui des débris (bris d'une vie ou d'une époque ou d'une coutume ou de mœurs datés maintenant), celui des rebuts, ce qui est mis à l'écart, ce qui est écarté de l'usage quotidien, symbolique ou non, de la vie quotidienne, ce qui est abandonné.
La mémoire par le rebut. L'exclusion, voilà un premier mot.
Témoin : voilà un second mot.
Chaque chose cueillie à même le sol témoigne de beaucoup plus qu'elle-même, chaque chose est le réceptacle d'histoires complexes, de lieux, d'une date, d'un événement, d'un fait et de ce que ce fait et cet événement ont induit dans la communauté des hommes.
Pas de tribunaux, avec des preuves à charges et à décharges, mais le témoignage de l'envers des décors, des cicatrices. 
La récupération n'est pas un acte de recyclage, mais de restitution.
Restituer c'est laisser ressurgir les sensations, le détail d'une chose plus que la grande histoire, et tout est contenu dans ce détail! C'est ensuite sur le détail révélé que  commence alors la reconstruction du monde. 
Et voilà l'artiste qui recolle les morceaux : ceux des humains, ceux d'une société, ceux d'une famille, ceux d'un village, d'un métier, d'une enfance, d'une séparation, selon l'endroit du ramassage, sa taille, sa durée.
Il  y a quelque chose de l'accueillement dans le fait de ramasser les fragments, de naviguer entre une spiritualité païenne et le chaos des choses.



Cécile Borne, Coureuse de grèves, œuvres, 2008-2012

Cécile Borne vit et travaille à Douarnenez (dont elle est originaire). Voyageuse, elle a fait quelques détours entre  1987 et 1996: Londres, Budapest, Prague (1987-88), Berlin (1989) et Paris. Ces  détours n'ont pas été seulement géographiques : durant plus de dix ans, Cécile Borne a été danseuse et chorégraphe. Elle a travaillé comme telle à Paris avec Hervé Diasnas et Jérome Thomas. Fidèle à une conception poétique de la vie et des relations, elle réalisait depuis toujours des cartes postales. À la fin des années 1990, à Douarnenez, ses cartes postales se sont mises à grandir. Éprise de mer et d'estran, c'est vers la fin des années 1990 que sa fascination pour les menus trésors de la laisse basse-mer s'est développée, et qu'elle s'est mise à collecter et examiner plus attentivement tous ces trésors. Puis les a décryptés, les a  refaçonnés : morceaux de voile, lambeaux de zodiacs, intérieurs de canots pneumatiques, fragments de vêtements de travail... autrement fragments de vie n'existant plus que comme déchets, chiffons, traces. Les gens de mer font, pour entretenir leurs bateaux, grosse consommation de chiffons. D'où cette permanente présence du textile sur l'estran, tous à la limite du vestige fossile -que la coureuse va collecter au gré du mouvement des marées. Cécile Borne est une fille de la mer, elle adore nager. Mais cette recherche de la vie dans le sable, cette obsession de la désincrustation font d'elle, d'une certaine manière une archéologue. À ceci près que Cécile Borne ne se satisfait pas de cette archéologie : elle est aussi imagière et conteuse. Elle va donc restituer une qualité à ces vestiges de rivages, elle va leur rendre une dignité, non pas première, mais la dignité de tout le vécu dont ils sont chargés. Ces tissus, ces morceaux de caoutchouc, ces bandes de plastique, ces fragments de cirés...seront nettoyés, lessivés, empilés, pressés et elle les réinstallera. Autrement dit, leur redonnera  forme et sens dans le processus même de cette installation. Comme par exemple cet intérieur de canot pneumatique si semblable à un test de Rorschach qu'elle va tendre sur une toile ou sur une plaque de plexiglas. Elle extrait, les mots d'Eric Prémel, « de toutes ces parcelles de tissus, qui sont des  traces humaines, des cicatrices... une nouvelle grammaire des rivages ». C'est cette grammaire qu'elle installe littéralement , au sens où l'on parle aujourd'hui d'installation, et qu'elle donne à voir en les organisant de façon simple ou complexe mais toujours mystérieusement et puissamment emblématique ; comme si en procédant avec soin à l'installation de ces bribes sur un support, elle leur injectait, à travers cette mise en œuvre qui est aussi mise en scène, quelque chose du souffle, du sel et de la lumière de la grève. Le Coureur de grève est l'un des contes les plus étranges de Luzel. Cécile Borne est une infatigable coureuse de grève. Nul mieux qu'elle ne sait parler du travail qu'elle effectue : « Je marche sur le rivage, j'arpente les grèves. Ma collecte : des tissus échoués, chiffons abandonnés par la mer dans le sable, fragments de mémoire, vêtements élimés venus du large. Par le jeu des métamorphoses, je redonne corps à des matières désaffectées... Je décolle, recolle, assemble les fragments. J'interroge les lignes, les tâches... Je tente de reconstituer les bribes d'une histoire décousue ». Dans la lignée des grands artistes de l'installation, Cécile Borne est une conteuse, mais une conteuse mutique, comme ont été, à certains moments, Beuys ou Boltanski. Et c'est toute l'ambivalence de son travail : il se présente au premier abord comme œuvre picturale – et il est aussi cela certes – mais bien au delà, il est cette « reconstitution d'une histoire décousue » que, Pénélope inverse et infatigable, sans cesse elle réinstalle sur l'oublieux rivage de nos jours.
Gérard Prémel

Hopala ! n° 40
septembre – novembre 2012




Éric Prémel

Cécile Borne collecte les traces du monde: des parcelles de tissus venues du large et rejetées par la mer.

Sous leur assemblage palpite quelque chose qui appartient à la mémoire, quelque chose issu de la chair, une sorte de peau.

Elle invente à partir de l'envers du décor, de l'éparpillement, du rebut, d'un détail insignifiant à première vue, de nouvelles visions.

Ce que furent nos peuples, un soleil éclairant les naufrages, des pérégrinations humaines, des ombres au dessin doux et terreux, l'effort de subsister.




Éric Prémel - janvier 2000

Cécile Borne travaille dans deux étranges ateliers : le premier est constitué de lignes d'horizons, traversé par l'écume et le gris des nuages au galop, à ciel ouvert (ce sont les plages, les grèves, les côtes, les sentiers, les rochers battus par les vents, les marées hautes et basses, les flux, les vents violents...), là où la terre et l'océan ont créé une frontière imaginaire, un sas sauvage entre leurs éléments contradictoires, un corridor entre deux matières. C'est son antichambre, en même temps qu'une sorte de cimetière de la mer. C'est là que l'artiste collecte les traces du monde : linges, vestes, cirés, laines, cotons, déchirures, toiles, venus du large et rejetés par la mer. Ses tissus d'hommes... Son matériau
Le second, clos, réceptacle et laboratoire du premier, est divisé en deux espaces : un espace de vie pour la mouvance du corps, (c'est un vaste parquet de danse, où les corps, dont celui de Cécile Borne, également danseuse et chorégraphe, froissent et touchent l'air et le vide, le rythme et le mouvement) et un espace pour l'entreposage de sa matière d'artiste-metteur en scène-plasticienne : les tissus d'homme, justement (sa collecte), leur montage, assemblage, pour la reconstitution du détail de l'univers, chaque détail renvoyant à une forme de chaos. Chaos doux ou violents, chaos sombres ou pastels, élimés et défaits.
À première vue, on se dit que Cécile Borne s'est attelée à un art du rudiment, qui expose ce qu'on pourrait appeler “la chair de l'oubli”.
En glissant le regard sur les pièces exposées, on découvre, dans un premier temps, des espaces singuliers, totémiques pour certains, gravés pour d'autres, sortes de pages ou de carrelages, dont la particularité est d'être composés de tissus : tissus végétatifs, minéralisés, presque “en vie” !
D'emblée cette impression de vie surprend, inquiète, donnant naissance à une seconde lecture où l'on éprouve l'étrange sensation de ne pas savoir si ces tableaux (“compositions” serait plus justes) mettent en scène, chorégraphient, une genèse ou une fin, le principe de l'origine ou l'idée d'une disparition annoncée : la vie ou la mort.
Ce qui s'impose au regard, c'est ce que l'on sait, à moins que l'on ne sente, que sous nos yeux, palpite quelque chose qui appartient à la mémoire, quelque chose issu de la chair, une sorte de peau, en décomposition ou en recomposition, qui concerne le Temps, concerne la civilisation, nous concerne.
Alors petit à petit, pièce après pièce, s'impose une sorte de cartographie (qui peut quelquefois donner l'impression de vues aériennes) d'un no man's land de reliques, que l'on pensait mortes, mais qui se mettent, à revivre.
Cécile Borne a trouvé un ton étrange, énigmatique, que le principe de la série a rendu juste et inquiétant, pour laisser filtrer la chute de l'homme, pour arpenter la discordance humaine, en remuant, les traces de sa longue marche, de ses fêtes, ses travaux, ses jours et ses nuits, ses noyades, ses usines et ses disparus en mer. Tout ici, pour qui cherche à voir, contient le passé suffoquant, le sang sur les mains, le labeur, la solitude de l'Homme pillard et conquérant, ses ornements et ses superstitions, ses broderies et ses dentelles, sa vanité, ses navires, ses peaux sociales.
Derrière ces carrés en relief, ces matières indéfinissables (qui respirent, semblent suinter à notre insu, laissent filtrer une palpitation sourde), Cécile Borne tient un étrange registre. Celui du rejet et de l'abandon, en construisant, page après page un parchemin de signes, de ruines et de franges décomposées, pour traquer et distinguer des restes de vies sur les décombres que l'humanité laisse en plan, en pâture au temps et à l'espace.
Écumeuse qui montre ce qui se dérobe généralement au regard, l'artiste fabrique à partir de l'esprit, de l'envers du décor, de l'éparpillement, du rebut, à partir d'un détail insignifiant à première vue, de nouvelles visions : ce que fut notre peuple, un soleil éclairant des naufrages, des pérégrinations humaines, des ombres au dessin doux et terreux, l'effort de subsister.
Est-ce son parcours de chorégraphe, de danseuse, qui la pousse à parcourir silencieusement les grèves, les plages, les côtes déchiquetées bretonnes à la recherche de tissus échoués pour établir un nouveau codage de matières et de sens ?
Est-ce son rapport au mouvement, au muscle tendu, qui parcourant les espaces de galets et de sable, l'entraînent avec obstination à recueillir dans son orphelinat mental les bouts de vestes, de blouses, d'épaules décousues, de cirés mazoutés, de chemises déchirées, de combinaisons de mécano, pour finir par constituer un inventaire “humanisé”, une présence plastique de matières organiques ?
Ce qui est sûr, c'est qu'elle extrait de toutes ces parcelles de tissu qui sont des traces humaines, des cicatrices également, une nouvelle grammaire des rivages (grammaire du corps, de la peau) qui s'assemble pour constituer une mémoire, mais aussi un miroir de nos matières existentielles.
Dans cette aventure où l'archéologie contemporaine est passée au crible du sel, du vent, de l'eau et du soleil, tout est vestige. De ces vestiges, constituant le matériau artistique de départ, un matériau ressuscité, naissent des fresques, des détails de fresques, qui de manière émouvante, trompent nos sensations (le coton devient marbre, ardoise, granit, champ) et nous frustrent d'une sueur que l'on cherche à deviner dans chaque œuvre.
D'un point de vue formel, l'œuvre de cette femme toute en nuance, se présente comme le canevas d'une aventure picturale méticuleuse et aérienne, qui réussit (on pense au cadre photographique qui laisse deviner des hors champs illimités) à déplier dans un parfait travail de placements, d'équilibres ou de points de ruptures, de somptueux déserts où sont venus s'échouer formes et couleurs, teintes et matières, pigmentations et reliefs, éclats et brillances.
C'est après, quand on se laisse enfin porter par la musique et le rythme (autre étrangeté de l'œuvre de Cécile Borne, et non des moindres) de ce qu'on a vu, que l'idée de métamorphose s'insinue dans nos pensées, le bruissement des tissus d'hommes nous rappelant que la chair dispose d'une mémoire




Xavier  Krebs - 13 Juin 2004

Ce que Cécile Borne a présenté sur les murs, ce qu'elle a offert à notre regard (à notre admiration) est bien le résultat magnifique d'une métamorphose.
Ici il ne s'agit ni de « collages » ni d'utilisation de déchets à des fins esthétiques ou ostentatoires ; il s'agit de l'invention d'un langage pictural à partir d'éléments qui ont atteint "la trouble préciosité de la décomposition"* ; il s'agit de redonner forme à ce que la mer a rendu informe et tragique…
J'y ai vu par moments le frémissement des grands lavis Song, les effacements sublimes de la chapelle d'Arezzo et là, dans cette haute bannière claire, j'ai cru revoir la robe tragique d'Antigone bordée de ces écritures d' « écoute » comme des chants d'Œdipe aveugle.
Un dernier regard encore et je m'approchai de si près que je sentis l'iode des algues et l'odeur du sel dans les voiles.
* André Malraux – les voix du silence –




Suzel Ania Charbonnel - 2 Octobre 2004

Cécile Borne nous nourrit du passé pour les temps à venir ; la mer nous empêche d'oublier et nous tournons dans ce bal une danse de transe.
La couleur du noir aux mauves les plus suaves fait presque mal.
Superpositions de tissus, transparence, déchirure, là une pince, des boutonnières, linges de travail…Les formes et les couleurs deviennent une écriture, une histoire de chacun et à chacun d'inventer ; cette quête Cécile nous la donne comme un bâton de relais ; la main et l'esprit doivent être fermes et résolus dans un jeu d'enfant, la chasse au trésor, dangereuse et libre face à ce monde de profits ; la poésie est là à la portée de notre œil et de notre main.
Tout est ouvert, terriblement, dans cette construction rigoureuse.
Cécile Borne nous rapte et nous oblige à voir, mais plus que cela, à voir quelque chose de l'ordre de l'indicible de la chair, belle, fatiguée, laborieuse, sensuelle et somptueuse, l'espèce humaine.
Et tout à coup on réalise qu'on est là, qu'on imagine, et qu'on fait partie de ce monde en décomposition et recomposé par elle, c'est beau, émouvant, brutal ; cela parle du temps qui va et vient et s'en retourne. La boucle se boucle et on recommence, mais avec elle on part sur la grève, le bateau, le trapèze, le je ne sais quoi qu'elle va inventer pour nous assurer que la vie est là puisque la mort est si proche.




FRAGMENTS  POUR  CECILE  BORNE       
Marc Le Gros - juin 2017

            On peut, comme  Kenneth White dans le petit port de Fairlie, à l'ouest de Glasgow, écumer les rivages pour écouter le chant des oiseaux marins. On peut aussi, comme l'a fait sur toutes les grèves du monde le poète d'Eloge de la palourde, y chercher les coquillages. Cécile Borne, elle, ce sont les tissus qu'elle traque, les vieux tissus qu'on a jetés. Elle interroge leur forme, leur palette, leur grain mais aussi les métamorphoses que leurs errances ont suscitées, et même leur histoire.
                Le monde du peintre c'est la toile, celui du fresquiste le mur. Le sculpteur travaille la matière dure, le danseur le mouvement dans l'instant que la mémoire seule sauvera. Pour  l'artiste Cécile Borne, sa singularité est double. D'abord parce que son monde c'est le tissu et rien que lui, un tissu qu'elle appréhende de surcroît dans la seule fonction improbable de l'inutilité et de la perte. Mais aussi parce que le lieu exclusif des prélèvements qu'elle opère c'est la grève.  C'est là qu'elle attend le « coup de chance », le cadeau, la grâce et c'est à cette adrénaline, à ce bigous, comme on disait autrefois dans mon  Petit Trégor, qu'elle marche.
                Mon histoire avec les tissus est modeste. Dans les années  1975/76 alors que je vivais à Vientiane, au Laos, je me rendais chaque semaine au marché. Un marché à ciel ouvert où les occidentaux n'allaient pas car on y nageotait alors, à la saison des pluies surtout, parmi les abats et les rats couraient dans les allées. Du sang partout et on ne dira rien de l'odeur, pestilentielle, qui y régnait.  Mais les vieilles paysannes de Samneua, alors la capitale du Pathet Lao révolutionnaire venaient y vendre leurs vieux châles, de pures merveilles. Sur la trentaine que j'avais rapportée, il m'en reste cinq dont deux complets avec leurs broderies aux deux extrémités. Tous les autres, la mort dans l'âme, j'ai dû les jeter.  La soie naturelle, les teintures végétales sont volatiles. Comme les ailes des attacus, ces grands papillons que j'élevais là-bas, elles ne résistent pas à la lumière.
                Plus de quarante ans plus tard, alors que je voyageais au Pérou, j'ai rapporté des marchés de Pissac et  d'Ollantaytambo,  sur la route qui conduit d'Arequipa  à Cuzco, des poupées. La confection est récente mais les tissus de famille que les femmes avaient exhumés des greniers, qu'elles avaient cousus à la manière des patchworks sont magnifiques.
                Faut-il vraiment parler ici d'art populaire, et singulièrement de celui que l'histoire de l'art a pu désigner sous l'appellation de  « pauvre », ou de « brut », ou plus récemment à la manière du sétois Hervé di Rosa, de « modeste » ? Il est vrai que le matériau tel que Cécile Borne le récupère, tel qu'elle le « trouve » -au sens que Breton a pu donner à la « trouvaille » et cette part de prodige ou de merveilleux, de hasard aussi qui s'y accroche-récuse la noblesse ou le prestige. Ce sont des lambeaux, défigurés, meurtris. Pas de pédigrée. Des sans grade comme ceux souvent qui les portèrent. Mais quand on regarde l'objet traité, aidé, travaillé par elle, quelle science !  Et quel art !
                L'art qui retient, qui travaille Cécile Borne n'est pas le marbre où s'inscrit l'Eternité. Même sa matière qui ne recourt ni à la peinture ni aux pinceaux, n'exprime  pas un « monde » qui lui appartiendrait et qui traduirait le secret d'une singularité ou d'un territoire intime. Même si, bien sûr, un échange, mystérieux sans doute a lieu et que derrière l'élection de telle ou telle pièce il y a un appel, une connivence qu'elle ignore.  Mais ces tissus concernent  toujours des corporations populaires : marins-pêcheurs, ouvriers des entrepôts, infirmiers des hôpitaux. Ce sont des uniformes, ils relèvent du collectif. Pas de vêtements « privés », à l'exception de ce K-way d'enfant qui portait un nom et dont l'histoire qui s'ensuivit avec ses retrouvailles est une des plus folles, des plus exaltantes, des plus émouvantes aussi qu'il m'ait été donné d'entendre. Henri Cueco conservait ses vieilles chaussures mais il s'agissait là d'archives personnelles, intimes. Elles étaient les témoins des chemins qu'il avait parcourus. Mais  la mémoire de ses pieds et des routes qu'ils vécurent n'atteindra jamais la charge d'émotion que secrète l'histoire d'Emmanuel.
                Trois expositions concomitantes, cet été, pour Cécile Borne. Quimper, La Ville-Andon, Douarnenez. A la galerie Saluden, c'est une série de carrés qu'on montre. Il faut savoir que ces vêtements, avant d'être jetés, avant qu'elle les ait découverts, sont passés par les centres d'Emmaüs où on les a triés, transformés en chiffons et revendus. Le démembrement selon une gestuelle éternelle est exécuté à la main et la découpe, comme c'est le cas pour le drap de lit qu'on divise, qu'on parcellise, est une déchirure naturellement verticale. D'où la géométrie obligée des pièces qu'elle traite.
                Une des pièces de cette série de carrés est noire et rose et les œillets, très exceptionnellement, ont été conservés. Très belle matière, comme goudronnée qu'une bande collée vient couper à l'horizontale. C'est par le choix, la mise en regard des pièces présentées mais aussi, souvent, par cette ponctuation rythmique que l'artiste intervient et se réapproprie cette matière anonyme et morte, usée jusqu'à la corde.  C'est sa signature, le geste par lequel la captation se fait et où elle imprime sa marque.
                Dans une autre, elle a juxtaposé trois objets auxquels s'ajoute, ici encore, la bande d'horizon. Chaque fois, une  frange blanchie par la mer dessine une sorte de limite, de fine bordure comme d'étranges cils vibratiles par où la disparition ronge et où le temps a fait son œuvre. Une troisième, noire et veinée apparaît avec un centre et une marge. Même frange et au cœur de ce mandala muet, un jeu inextricable de pliures, d'infimes failles, de trainées arachnéennes qui rappellent beaucoup le dessin des septarias, ces nodules siliceux constellés d'infiltrations de calcite que Roger  Caillois rapportait de ses voyages et qu'il  a reproduit dans son Ecriture des pierres. Ce livre est un des joyaux de la collection des Sentiers de la création que publia un temps l'éditeur Skira. Ce qui ne va pas sans paradoxe, comme si ces opposés que sont la pierre et le tissu échangeaient finalement leurs dessins, et leurs secrets.
                Etrangement, cette très improbable rencontre entre l'étoffe et la pierre me poursuit et pas seulement dans le souvenir des septarias ou des pierres de masures qu'on pouvait voir autrefois à l'Opificio delle pietre dure, à Florence. Dans la trace laissée ici par une fermeture éclair qu'on a arrachée, c'est un sillage de bélemnite que j'entrevois ; et dans l'oeillet rescapé du naufrage, un œil d'agate.
                Cette étrange écriture, à demi effacée, on la retrouve dans une autre pièce où la palette a pris l'ocre minéral de la falaise où elle a été découverte et qui a « déteint », imprégné le substrat. C'est la vase qui donne sa couleur à l'une, l'argile à l'autre et, par delà le strict plan humain et la personne qui l'a portée, une toute autre dimension, une autre durée l'habite. Comme si le vêtement à présent entrait dans une sorte d'éternité géologique. Ici, la trame verticale d'une fermeture ancienne est restée, livrant au regard ce très  beau travail qui dépasse infiniment la trouvaille pure. La palette est douce, pathétique, habitée par le chemin qu'on devine : la vie du marin, les journées sans soleil de l'ouvrier d'entrepôt parmi ces hauts meubles frigorifiques lisses et blancs, dressés comme des pierres tombales et qui furent son univers, les va et vient de l'infirmier d'hôpital ou du brancardier qui l'habita, dont elle fut à la fois la seconde peau et la mémoire du corps. Derrière la perte, l'effacement, le rebut et par delà le travail de l'usure qui rend ces pièces sans valeur, même pour l'ethnologie marine de l'endroit car leur intérêt patrimonial est quasiment nul, l'artiste sauve le peu de lumière qui peut l'être. Ces misérables restes, ces reliquae sont une mémoire à la fois ténue et magnifique, jamais « embellie ». L'humilité, la fragilité du passage humain les transfigurent et leur font finalement comme un corps de gloire.  Mais de celle qui s'efface et meurt. Sic transit gloria mundi.
                Dans la galerie, une vieille série de cirés jaunes, ces cirés de marins qui font ici partie du paysage. Un vêtement entier trouvé par Michel Thamin lors d'une de ces errances auxquelles le sculpteur se livre depuis toujours le long des laisses de basse mer est exposé. Sans doute l'homme du minéral a t'il vu dans cet échouage singulier comme une étrange figure, pour le moins assez inédite, de la pétrification qui le hante. Le vêtement a durci, s'est tanné, parcheminé. Il a viré à l'ocre puis à ce noir de coaltar qui recouvre les coracles des îles d'Aran ou les petites statuettes de la Pachamama,  en peau de vigogne, que vendent pour trois sous les paysannes au bord des routes du pays inca.
                La mort des choses comme celle des êtres les transforme et cette très mystérieuse alchimie, c'est le passage des couleurs qui la traduit. L'alchimie le savait qui fit  du noir, du blanc, du rouge les mutations chromatiques du Grand Œuvre. Les coquillages, les pierres elles-mêmes passent et j'en ai fait, naïvement à travers les mactres aux yeux de Lucie que je rapportais jadis d'Amorgos ou des étranges galets de la plage de Katarakti, dans l'île de Chio, l'amère expérience. Je me souviens aussi que les chasseurs sous-marins autrefois, entre le Château du taureau et la pointe de Barnénez dans le Petit Trégor, abandonnaient sur les cales des gorgones, ces belles arborescences coraillées d'un rose de rêve. Puis ces branchies marines devenaient noires, tendineuses et lisses, avant de s'évanouir dans le blanc.
        Souvent, plusieurs « matières » peuvent cohabiter. Parfois même, comme ici, on devine une infime « reprise », presque invisible qu'une main modeste jadis a opérée. Cette pauvre résille est le contraire du spectaculaire. On est dans le » degré zéro » de l'affectation,  dans le domestique le plus humble, le travail le plus minuscule mais à l'image de ces Vies que n'aurait pas désavoué Pierre Michon.  C'est le domaine du « presque rien » qu'a si admirablement décrit Vladimir Jankélévitch. Et pourtant on est  au comble de l'émotion. 
                Les marcheurs, qu'ils soient terrestres ou marins sont des géographes. Quel étrange livre que celui dont Cécile Borne a suspendu les pages dans la vitrine. Chaque page, qui présente un recto et un verso, semble comme arrachée d'une sorte de livre de bord. Chacune est un paysage  qui correspond et même si aucun nom n'y est mentionné, à un lieu précis de récolte.  Celui-ci a été trouvé à Quiberon, cet autre en Géorgie, ce troisième dans une petite crique de Galice ou du Portugal ou encore de Tunisie. Ne parlons pas de la Baie de Douarnenez arpentée dès l'enfance, où elle connaît chaque coin, où elle lit à livre ouvert.
                L'atelier principal est un vaste loft lumineux sous les combles lambrissés. Il tient du paradis terrestre, de l'arbre de Calvino et du grenier d'enfance. La rue passe en contrebas, la vue sur les toits est belle et on a même une trouée sur la mer. Deux autres pièces donnent de l'autre côté, sur des jardins. Il y a celle des carrés bleus dont la pièce d'exposition du rez-de- chaussée présentait déjà quatre panneaux. Et puis la petite pièce reliquaire occupée par le cycle de Lateuss.
                Sous les combles, les étagères à chiffons. Réserve. Salle d'attente. Mais cela tient aussi de l'autel ou plutôt, car on n'y prie pas, d'une sorte de salle de méditation vaguement taoïste. Des kilomètres de marche à pieds, de déambulations le long des grèves reposent là. C'est là que la manne est engrangée et  les empilements sont classés par séries. La materia prima attend sur le sol l'intervention de l'opérateur,  de l'artiste qui la transformera alors qu'aux murs les réalisations achevées, les fruits de l'Opus sont accrochés. Au centre de la pièce, des sortes de totems où sont agglutinées des bobines de tissus pendent. Ces bobines non déroulées, ces petites momies tantôt blanchies, tantôt oxydée, tavelées, maculées parfois de taches de cambouis, Cécile les appelle les « petits secrets ». Certains portent des traces d'ourlets et quand on les déroule, c'est comme une Chimère de Nerval. On peut expliquer, gloser, décortiquer à l'envi ces merveilleux sonnets mais quand le commentaire s'achève, le mystère est encore là, intact. Vierge comme au premier matin du monde.  L'explication n'a rien entamé, rien résolu. Ici aussi, Le merveilleux demeure, inentamable, comme derrière cette chemisette devenue chiffon et dont la forme, le dessin des pans apparaît bien.   
                La chemisette à manches courtes, avec sa frise de petits bateaux, est un des objets fabuleux de l'antre. Une partie a été trouvée sous les Plomarc'h, en contrebas du chemin de douanier. Le fantôme de Georges Perros y rode encore car c'est là qu'était sa « garçonnière », comme il l'appelait et là, dans cette pièce minuscule d'où il voyait le large qu'il aimait vivre. L'autre partie, bien plus tard, l'artiste la découvrira enfouie  dans le sable mais de l'autre côté de la baie, à Tal ar Grip. C'est la même pièce, le même habit, ce que la juxtaposition montre à l'évidence car la« découpe  Emmaüs » et la section qu'elle opère au niveau du col est à elle seule une signature.  Pourtant, ce sont deux histoires, deux errances, deux destins que la chance, l'occasion livre ici. L'une a blanchi, l'autre, en raison de sa proximité de hasard avec le substrat vaseux où elle s'est échouée est noire. Blanc et noir, comme la mort de Bergman sur l'échiquier des Fraises sauvages.
                L'histoire du service de table damassé et dont les seize pièces ont dérivé pendant une bonne décennie, elle aussi, est une belle histoire. L'artiste les a découvertes, une à une, dans des sites différents et avec à l'arrivée, des « rendus », ou des « devenus », on ne sait comment dire, différents eux aussi. Ainsi la palette est-elle infinie. Son spectre se déploie des blancs purs aux ocres jaunes et même au bleu. L'un d'entre eux a des accents de Paul Klee mais en plus délavé, mouillé, brouillé. Sur certains de ces sets, de minuscules coquillages, des petites mactres, des turritelles naines, se sont incrustés.
                Derrière cette incroyable trouvaille diffractée et échelonnée sur une dizaine d'années, il y a du temps, de la vie, une histoire aussi. Seize personnes ce jour là furent à cette table, seize personnes sont passées là jusqu'à ce que Cécile passe à son tour et qu'elle trouve. Et cette histoire est double : c'est la leur et c'est la sienne. Par ce seul geste à la fois humble et prodigieux qui consiste  à  prélever ou même plus prosaïquement à ramasser, elle les sauve, les ressuscite d'une certaine façon. Du rebut considéré comme un des Beaux arts. Le déchet, transfiguré, accède ainsi à une sorte de statut sacré. Il y a là aussi quelque chose, à la fois de la mystique car ces tissus cachés, comme le Dieu de Pascal elle ne les chercherait pas si elle ne les avait déjà trouvés, et de l'archéologie. C'est la trace humaine que Cécile met à jour, et l'insoutenable légèreté du temps.
                Les seize  sets de cette nappe retrouvée, reconstituée, cette nappe aussi miraculeuse à sa façon que celle  de la Dernière Cène et malgré le sacrifice tout profane du temps qui s'y joua, ont été montrés aux Ateliers Populaires de Douarnenez à l'automne 2015. Aucun tragique pourtant là dedans. Pour exorciser peut-être la nostalgie douloureuse de la scène qu'on devine et de ce symbole du grand démembrement du temps, pour désamorcer peut-être l'émotion qui nous étreint, l'artiste a intitulé cette installation : « A table ». En 2010, le  Musée Maillol présenta une très singulière et magnifique exposition sur les Vanités, de Pompéi à Damien Hirst. Cette exposition où le démembrement, la perte, l'absence, la mélancolie et la mort occupaient tout le champ, les organisateurs l'avaient sous-titrée, sans doute aussi  pour en désamorcer le tragique et l'effroi et avec la même ironie légère qui est aussi celle de la table reconstituée de Cécile : « C'est la vie ».
                Dans une petite pièce attenante à l'atelier, cette autre histoire d'une combinaison de peintre que l'artiste trouve enfouie dans le sable, près de l'épave d'un vieux langoustier. Six taches, six fragments correspondant aux coudes, aux fesses, aux genoux, sont accrochées. Une septième nous révèle le dos avec,  écrit au feutre noir, un mystérieux : Lateuss. Sans y croire vraiment, elle tape le mot sur Internet. Un Lateuss existe bien et c'est un pseudonyme.  Elle en reconstitue l'histoire probable, une histoire très locale et sans doute très banale de Gras bien « arrosés » pour user ici d'un parfait pléonasme.  . Ces fragments constituent plastiquement un ensemble inespéré où le jeu d'échos et de répons, la palette comme le grain, très finement, subtilement nuancés relèvent du miracle.
            L'antre de Cécile Borne est un lieu magique, une magie qu'on n'attend pas forcément. Quoi de plus ordinaire, de plus prosaïque, de plus trivial même que ces rebuts de tissu ! Pourtant, en quittant l' « atelier des marées » comme elle l'appelle, j'ai pensé à cette phrase au demeurant bien connue de Paul Valery : « La poésie est à la prose ce que la danse est à la marche ». On pourrait ajouter : ce qu'un tissu trouvé sur la grève et mangé par le sel est au vêtement manufacturé, neuf, propre, qu'on achète et qui « sert ». Je me suis souvenu aussi que la danse était l'autre passion de Cécile, la danse et aussi, sûrement même si ni l'un ni l'autre n'avons même prononcé le mot, la poésie.
                J'évoquais en ouverture cette palourde qui m'est si chère mais entre le vénéridé et le tissu, par un de ces hasards merveilleux qui chaque fois nous laissent sans voix il y a un lien et le mot est faible. En effet, la palourde dont il est question dans l'Eloge possède, comme d'ailleurs tous les objets que décrivent les nomenclatures des spécialistes, un nom savant, un étymon latin. C'est le tapes decussatus. Or decussatus  signifie… « tissé ». Pourquoi ? En raison du croisillement de la coquille qui imite le grain et le dessin des étoffes. Les autres types de palourdes ne sont pas striées dans les deux sens, ne sont pas « croisées ». Ou bien elles se déploient  par vagues parallèles, concentriques au départ de l'attache, ou bien elles sont lisses. Quant au mot palourde, l'origine latine, peloris, la relie à la peau. Ce qui pour Cécile Borne dont le vêtement, cette « seconde peau » constitue l'essentiel des tissus qu'elle récupère n'est sans doute pas indifférent.

Marc Le Gros
Quimper, bords de l'Odet, Juin 2017